CHAPITRE 17
Dangrek.
Le ciel avait une couleur de vieux jean, un bol bleu délavé avec des fils de nuages blancs à haute altitude. Le soleil filtrait, assez brillant pour me faire plisser les yeux. Ses doigts chauds caressaient les parties exposées de ma peau. Le vent s’était un peu levé depuis la dernière fois, soufflant depuis l’ouest. La poussière noire des retombées saupoudrait la végétation autour de nous.
Au loin, Sauberville brûlait encore. La fumée se perdait dans le ciel comme une traînée de doigts graisseux.
— Fier de toi, Kovacs ?
Tanya Wardani avait murmuré ça à mon oreille en me dépassant pour trouver un meilleur point de vue. Un peu en hauteur. C’était la première chose qu’elle me disait depuis que Hand nous avait appris la nouvelle.
Je l’ai suivie.
— Si tu veux te plaindre à ce sujet, tu devrais le faire auprès de Joshua Kemp, lui ai-je dit en la rattrapant. Et puis, ne fais pas ta surprise. Tu savais que ça allait se finir comme ça.
— Oui, mais pour l’instant, je l’ai un peu trop vu.
On ne pouvait pas y échapper. Des écrans dans toute la tour Mandrake l’avaient diffusé non-stop. Un grand éclair, tête d’épingle-baudruche en une seconde, en silence, filmé par les caméras d’une équipe de documentaire militaire. Puis le son. Un commentaire froid, sur un fond de roulement de tonnerre, illustrant le nuage en forme de champignon. Puis les ralentis image par image, préparés avec amour.
L’IA-M avait tout avalé et incorporé pour nous. Balayé l’indétermination grise du construct.
— Sutjiadi, déployez votre équipe.
C’était la voix de Hand, qui résonnait dans le haut-parleur à induction. Un échange informel de jargon militaire a suivi. D’irritation, j’ai arraché le haut-parleur de son emplacement derrière mon oreille droite. Ignorant les bruits de pas qui remontaient la pente derrière nous, je me suis concentré sur la posture raidie du cou et de la tête de Tanya Wardani.
— Au moins, ça a dû être rapide pour eux, a-t-elle dit en regardant toujours le paysage.
— Comme ça dit dans la chanson. Rien de plus rapide.
— Maîtresse Wardani.
C’était Ole Hansen, qui avait, par quelque miracle, conservé dans les yeux écartés de sa nouvelle enveloppe un fantôme de l’intensité incroyable de son regard d’origine.
— On va avoir besoin de voir le site de démolition.
Elle a ravalé une sorte de rire, et n’a pas répondu ce qui lui est venu à l’esprit.
— Bien sûr, a-t-elle répondu à la place. Suivez-moi.
Je les ai regardés tous les deux descendre de l’autre côté de la colline jusqu’à la plage.
— Hé ! Le Diplo !
Je me suis tourné malgré moi, et j’ai aperçu Yvette Cruickshank qui faisait tant bien que mal monter la pente à son enveloppe maorie. Son Sunjet était sanglé tout contre sa poitrine, et plusieurs lentilles de portée étaient relevées sur son front. J’ai attendu qu’elle me rejoigne, ce qu’elle a fait sans trébucher trop souvent dans les herbes hautes.
— Comment va la nouvelle enveloppe ? ai-je demandé d’une voix forte quand elle a manqué tomber pour la deuxième fois.
— Elle est… (Elle a secoué la tête, m’a rejoint et a fini sa phrase, la voix ramenée à un volume normal.) Elle est un poil bizarre, vous voyez ce que je veux dire ?
J’ai opiné. Mon premier réenveloppement remontait à plus de trente années subjectives, deux cents objectives, mais on n’oublie jamais. Le choc initial de la réinsertion ne vous quitte jamais tout à fait.
— Un peu pâle, aussi. (Elle s’est pincé le dos de la main en reniflant.) Pourquoi je n’ai pas pu avoir une belle carrosserie noire comme la vôtre ?
— Je ne me suis pas fait tuer, lui ai-je rappelé. Et puis, une fois que les radiations commenceront à faire mal, vous serez heureuse. Ce que vous portez n’aura besoin que de la moitié du dosage qu’il me faudra pour rester opérationnel.
— Ça va quand même tous nous griller, au final, a-t-elle relativisé avec les sourcils froncés.
— Ce n’est qu’une enveloppe, Cruickshank.
— C’est ça, faites-moi votre numéro de Diplo supercool. Elle a aboyé de rire et a retourné son Sunjet, saisissant le canon court et épais d’une main menue. Le geste était étonnant. Me regardant par-dessus le canal de décharge, elle a demandé :
— Vous pensez qu’une enveloppe de Blanche comme celle-là vous plairait ?
J’y ai réfléchi. Les enveloppes de combat maories étaient longilignes, larges de poitrine et d’épaules. Beaucoup, comme celle-ci, avaient la peau pâle. L’effet était encore accentué par le peu de temps écoulé depuis sa décantation. Mais les visages avaient souvent des pommettes hautes, des yeux espacés, des lèvres et un nez larges. Enveloppe de Blanche, ça paraissait un peu cruel. Et même dans les treillis informes caméléochromes…
— Si vous voulez mater comme ça, a remarqué Cruickshank, vous avez intérêt à bien traiter la marchandise…
— Désolé. J’essayais juste de réfléchir à la question comme il se doit.
— Ouais. Laissez tomber. Je ne m’inquiétais pas vraiment. Vous étiez en opération dans le coin, non ?
— Il y a quelques mois.
— C’était comment ?
J’ai haussé les épaules.
— Des gens qui vous tirent dessus. L’air plein de morceaux de métal en mouvements rapides pour trouver un nouveau logement. Le classique. Pourquoi ?
— On m’a dit que les Impacteurs s’étaient fait dérouiller. C’est vrai ?
— De là où je me trouvais, ça en avait tout l’air.
— Alors pourquoi Kemp déciderait-il soudain de nous vitrifier, s’il est en position de force ?
— Cruickshank…, ai-je commencé.
Mais je me suis arrêté, incapable de trouver la meilleure façon de percer l’armure de jeunesse qu’elle portait. Elle avait vingt-deux ans, et comme tout le monde à cet âge-là, elle se croyait immortelle, et essentielle pour l’univers. Bien sûr, on l’avait tuée, mais pour l’instant, cela ne faisait que renforcer son immortalité. Elle n’aurait jamais pu envisager une conception de l’univers où ce qu’elle voyait était marginal, et encore moins totalement anecdotique.
Elle attendait une réponse.
— Écoutez, ai-je fini par dire. Personne ne m’a expliqué pourquoi on se battait ici, et d’après ce que nous ont appris les prisonniers ennemis, ils n’avaient pas l’air de savoir non plus. J’ai arrêté de chercher un sens à cette guerre il y a longtemps. Je vous conseille de faire pareil si vous voulez survivre un peu.
Elle a levé un sourcil, un maniérisme qu’elle n’avait pas encore bien maîtrisé dans sa nouvelle enveloppe.
— Alors vous ne savez pas.
— Non.
— Cruickshank !
Même sans mon inducteur, j’ai entendu le fracas métallique de l’appel de Markus Sutjiadi sur le communicateur.
— Vous pourriez descendre par ici et travailler pour gagner votre peau, comme les autres ?
— J’arrive, mon cap’taine.
Elle a fait une grimace dans ma direction et a commencé à descendre. Quelques pas plus loin, elle s’est retournée.
— Eh, le Diplo !
— Ouais ?
— Le coup des Impacteurs qui prenaient une dérouillée ? C’était pas une critique, OK ? C’est juste ce qu’on m’a dit.
Je me suis senti sourire devant cette sincérité à déploiement tactique.
— Laissez tomber, Cruickshank. Ça m’ennuie plus que vous n’ayez pas envie que je me bave dessus en vous reluquant.
Elle m’a rendu mon sourire.
— Oh. Bah, c’est moi qui vous avais posé la question, hein. (Son regard est tombé sur mon entrejambe et elle a louché.) Enfin, on a le temps d’en reparler, hein ?
— Ça marche.
L’inducteur a vibré contre mon cou. Je l’ai remis en place et j’ai mis le micro en marche.
— Oui, Sutjiadi ?
— Si ça ne vous dérange pas trop, monsieur, a-t-il commencé en chargeant le dernier mot de toute l’ironie possible, pourriez-vous laisser mes soldats tranquilles pendant qu’ils se déploient ?
— Oui, désolé. Ça ne se reproduira pas.
— Très bien.
J’allais me déconnecter quand la voix de Tanya Wardani est arrivée sur le réseau, pleine de jurons hallucinés.
— Qui c’est ? a demandé Sutjiadi d’une voix péremptoire. Sun ?
— Putain, j’y crois pas.
— C’est maîtresse Wardani, monsieur, a précisé Ole Hansen avec un calme laconique, couvrant les jurons étouffés de l’archéologue. Je pense que vous devriez tous venir voir ça.
J’ai fait la course avec Hand le long de la plage, et perdu de quelques mètres. Les cigarettes ou les poumons endommagés ne comptent pas dans le virtuel. Il devait être poussé par son inquiétude pour l’investissement de Mandrake. Très louable. Pas encore habitués à leur nouvelle enveloppe, les autres étaient loin derrière. Nous avons atteint Wardani seuls.
Nous l’avons retrouvée à peu près dans la position qu’elle avait face à l’éboulement la dernière fois que nous étions venus dans le construct. Pendant un moment, je n’ai même pas vu ce qu’elle regardait.
— Où est Hansen ? ai-je demandé, stupidement.
— Il est entré, a-t-elle dit avec un vague geste de la main. Pour ce que ça va l’aider.
Puis je l’ai vu. La morsure pâle de détonations récentes, groupées sur une fissure de deux mètres ouverte dans l’éboulement, et un chemin qui s’ouvrait derrière.
— Kovacs ?
Il y avait une sorte de clarté fragile dans la question de Hand.
— J’ai vu. Quand avez-vous mis le construct à jour ?
Hand s’est approché pour examiner les impacts.
— Aujourd’hui.
— Satellite géoscan de haute altitude, c’est ça ? a demandé Tanya en hochant la tête.
— Exact.
— Eh bien. (L’archéologue s’est détournée et a pris ses cigarettes dans sa poche.) Alors on ne verra rien à l’intérieur.
— Hansen !
Hand a mis ses mains en porte-voix et a crié dans la fissure, oubliant apparemment l’inducteur qu’il portait.
— Je vous entends. (La voix de l’expert en démolition a vibré à nos oreilles, détachée et vaguement hilare.) Il n’y a rien, ici.
— Bien sûr qu’il n’y a rien, a commenté Wardani pour personne en particulier.
— … une sorte de clairière circulaire dans la roche, d’environ vingt mètres de diamètre, mais la roche paraît étrange. Comme fondue.
— C’est de l’improvisation, a expliqué Hand dans l’inducteur. L’IA-M devine ce qu’il peut y avoir dedans.
— Demandez-lui s’il y a quelque chose au centre, a dit Wardani, allumant sa cigarette face au vent de mer.
Hand a transmis la question. La réponse a craqué sur le communicateur.
— Oui, une sorte de rocher central, peut-être une stalagmite.
— C’est la porte, a opiné Wardani. Sans doute de vieux échos que l’IA-M a récupérés dans un survol de reconnaissance un peu ancien. Elle essaie de dessiner la zone avec ce qu’elle voit depuis l’orbite, et puisqu’elle n’a aucune raison de croire qu’il y a autre chose que de la pierre, là-dedans…
— Quelqu’un est entré là-dedans, a dit Hand, mâchoires crispées.
— Ah oui, il y a ça aussi, bien sûr, a concédé Wardani en crachant sa fumée.
Ancré dans les criques à quelques centaines de mètres de nous, sur la plage, un chalutier mal en point dansait sur le courant. Ses filets renversés sur le côté comme quelque chose qui s’échappe.
Départ du ciel sur un fondu au blanc.
Ce n’était pas tout à fait aussi dur que la machine ID&E, mais le retour abrupt à la réalité a affecté mon système comme un bain de glace, me crispant les extrémités et me faisant frissonner jusqu’aux tripes. Mes yeux se sont ouverts d’un coup, sur l’art psychogramme empathiste qui avait dû coûter une fortune.
— Oh, bravo, ai-je grogné en me redressant dans la lumière douce, cherchant les électrodes à tâtons.
La porte de la chambre s’est ouverte vers l’extérieur avec un bourdonnement à peine perceptible. Hand se tenait sur le seuil, les vêtements pas encore remis en ordre, éclairé de l’arrière par les lumières normales. J’ai plissé les paupières.
— C’était vraiment nécessaire ?
— Mettez votre chemise, Kovacs. (Il refermait le col de la sienne pendant que nous parlions.) Nous avons des choses à faire. Je veux être sur la péninsule avant ce soir.
— Vous ne réagissez pas un peu trop…
Il s’était déjà détourné.
— Hand, les recrues ne sont pas encore habituées à leurs enveloppes. Je ne plaisante pas.
— Je les ai laissées là-dedans, a-t-il dit par-dessus son épaule. Elles ont encore dix minutes. Deux jours en virtuel. Après, on les injecte pour de bon et on part. S’il y a quelqu’un à Dangrek devant nous, il va le regretter.
— S’ils étaient là quand Sauberville est tombée, ai-je crié derrière lui, soudain furieux, ils doivent déjà le regretter. Et vachement, même. Comme tous les autres.
J’ai entendu ses pas s’éloigner dans le couloir. M. Mandrake, le costume tombant bien sur des épaules carrées, allant de l’avant. Capable. Réglant les gros coups de Mandrake pendant que je restais assis, torse nu, dans ma propre rage.